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Les ateliers Étoiles du sol : rap et philo contre la violences

Vulnérabilités et prévention

Par le Dr Samantha Al Joboory, médecin psychiatre au Centre hospitalier de Cadillac et à l’IMP Saint Joseph – Institut Don Bosco

Le projet trouve son origine en 2016 auprès du groupement de coopération sanitaire Rives de Garonne qui déploie des actions de prévention et de promotion de la santé. En 2019, le centre d’accueil spécialisé dans le repérage et le traitement des traumatismes psychiques de l’hôpital de Cadillac en Gironde, a répondu à un appel à projet portant sur la promotion de la santé mentale pour « Prévenir et dépister précocement les souffrances psychiques et les psychotraumatismes». Lors du lancement en 2020, le centre hospitalier de Cadillac a déployé des actions de prévention à destination du grand public avec l’organisation de colloques, de soirées débat ou d’émissions de radio. Le dispositif se poursuit aujourd’hui avec les ateliers Etoiles du Sol qui accueillent deux classes de CE2 d’écoles privées de Bordeaux Métropole composées d’enfants en scolarité ordinaire et d’une classe ULIS de l’Institut Médico Pédagogique Saint-Joseph, dirigé par Hubert Poustis, co-partenaire du projet.

ETAT DES LIEUX DU HARCÈLEMENT SCOLAIRE
En France, 25 à 30% des élèves sont confrontés à la violence et au harcèlement, soit en tant que victime, soit en tant qu’auteur. Un pic de ce phénomène est constaté en fin de primaire.

Deux profils d’auteurs existent :

  • les harceleurs déficitaires socialement et affectivement défavorisés, sensibles à l’abandon et au rejet, sujets à la dépression, ayant une faible estime d’eux-mêmes. Ils peuvent être à la fois auteur et victime ;
  • les harceleurs stratégiques, bien intégrés socialement, dotés d’une haute estime d’eux-mêmes et désireux d’asseoir leur position dominante.

Selon les études, avoir pris part au harcèlement en tant qu’auteur multiplie par deux le risque de délinquance à l’âge adulte. Elles mettent également en lien harcèlement et violences dans les relations amoureuses. Les témoins, quant à eux, sont plutôt passifs. Peu s’engagent à prendre la défense des victimes. Certains encouragent même les auteurs. Être « différent » (apparence physique, origine ethnique, orientation sexuelle) constitue un facteur de risque majeur d’être victime de harcèlement. Les conséquences sont lourdes : 95% des victimes présentent à l’âge adulte des troubles psychiques (dépression, anxiété, addictions, risque suicidaire) et 70% souffrent d’un retentissement somatique (douleurs chroniques, troubles métaboliques, pathologies inflammatoires, etc.).

Les enfants en situation de handicap sont trois à quatre fois plus susceptibles d’être victimes de violences, dans tous les contextes. Si leur inclusion scolaire présente de nombreux atouts et favorise l’égalité des chances, son succès repose sur l’assurance d’un accueil bienveillant dans un environnement sécure. Dans le cas contraire, les conséquences sont plus délétères que positives.

 

LA PHILOSOPHIE : UNE « ARME » CONTRE LA VIOLENCE
Le philosophe veut que la violence disparaisse du monde. Pour la prévenir, il faut favoriser le changement des mentalités dans un processus à long terme :

  • apprendre aux enfants, le plus tôt possible, qu’il est important de maintenir la paix ;
  • réfléchir à la signification des concepts fondamentaux entourant la paix et sa contrepartie.

Depuis 1998, l’UNESCO recommande d’introduire la pratique de la philosophie de la prématernelle à l’université. «Le fait que les enfants acquièrent très jeunes l’esprit critique, l’autonomie à la réflexion et le jugement par eux-mêmes, les assure contre la manipulation de tous ordres et les prépare à prendre en main leur destin ». La réflexion philosophique invite les élèves à faire émerger leur propre pensée et à réfléchir à la condition humaine. Cette expérience est à la fois personnelle mais aussi groupale et universelle. Elle favorise la construction identitaire et l’accès au sens, permettant à chacun de dépasser ses particularités pour fonder sa singularité et son appartenance à la collectivité. C’est pourquoi, Patrick Sureau, philosophe, ergothérapeute et auteur de l’ouvrage « Relation de soin et handicap » a été choisi pour animer les ateliers Etoiles du Sol.

 

L’OPTIMISME DISPOSITIONNEL
La réflexion philosophique permet à l’enseignant de poser un regard neuf et différent sur l’élève. Cet élément peut avoir un impact sur son optimisme dispositionnel et son sentiment d’efficacité au travail. Si l’on se réfère à «Candide ou l’optimisme », écrit par Voltaire en 1759, « l’optimisme c’est la rage de soutenir que tout est bien quand on est mal».

À travers cette citation, l’optimisme peut être envisagé comme une ressource mobilisable par l’individu lorsqu’il est confronté à une situation difficile. L’optimisme dispositionnel est la tendance générale d’une personne à penser qu’il arrivera plus de bonnes choses que de mauvaises au cours de sa vie, et inversement pour le pessimisme. Chez l’enfant, un lien a été démontré entre pessimisme, comportements de victimisation (en tant qu’agresseur ou que victime) et diminution de la qualité de vie. Ainsi, en milieu scolaire, de hauts scores d’optimisme sont liés à de faibles scores de refus scolaire, et inversement. Ce facteur est essentiel à prendre en compte. Les ateliers visent à renforcer l’optimisme dispositionnel des élèves, et indirectement des enseignants. Louis Hebrard, psychologue clinicien de la santé et doctorant en psychologie, qui les co-anime, évalue ces paramètres avant et après la série d’ateliers.

 

LE RAP DANS LE PROJET
Richard Shusterman s’est intéressé à repenser la place du rap, musique décriée pour sa violence, et la place qu’occupe la violence dans la vie humaine. Selon lui, « la plupart des bonnes œuvres d’art sont violentes ». En 1987, il met en lumière l’émergence d’un mouvement nommé le knowledge rap, littéralement «rap du savoir ». Les artistes de ce mouvement (KRS-One et Guru notamment) s’appuient sur le postulat que, malgré le progrès des technologies et des idéologies pacifistes, l’humanité garde en héritage instinctif la violence qui fut (et est peut-être encore)nécessaire à sa survie. Selon eux, il s’agit de traduire cette violence en expression poétique hardcore, en puissance verbale, en jouant sur l’habileté propre au rappeur, son inventivité verbale, son talent d’improvisateur, la qualité de sa diction (son lyricism). Il mène ainsi un combat symbolique en transformant la violence destructrice par la violence positive du rap : « la violence de la stricte autodiscipline et de la connaissance de soi, violence sur soi qui rend le soi plus fort, sans causer de tort à autrui ». Pour que le rap soit partie prenante, Dooz Kawa a été choisi comme co-animateur pour son intérêt pour le projet, la qualité de son lyricism, sa capacité à jouer avec les rimes, les mots, le vocabulaire, ainsi que pour ses qualités de soignant. Kinésithérapeute, il s’attache aujourd’hui dans sa pratique à réunifier corps et esprit.

Enfin, afin de pérenniser et d’étendre le dispositif, l’association Etoiles du Sol est en cours de création. Elle a pour objectif de sensibiliser les enfants, dès leur plus jeune âge, à la différence et au respect du vivant. Elle tire son nom du titre de l’album éponyme de Dooz Kawa. Il explique que, même dans les moments de tristesse alors qu’on avance tête baissée, sous la pluie, on a toujours accès à la vision du ciel étoilé de par son reflet dans les flaques d’eau de la cité. Et que nous représentons, toutes et tous, plus globalement, ces « étoiles du sol »

Article paru dans le magazine FORUM de mars 2022.